Indiana Jones : Hiéroglyphes sur pellicule
Il est des films cultes qu'on ne peut revoir qu'en version française tant ils ont bercés les jeunes générations. La préciosité de Marcus Brody, l’espièglerie de Demi Lune et la beauté de la sulfureuse Allemande nazie ne sauraient faire autant impression dans nos esprits sans le doublage franchement stéréotypé des années 80. C'est dire à quel point les trois volets de l'homme au chapeau sont ancrés et dans nos mémoires et dans nos oreilles. Inutile de préciser à ce propos que la géniale combinaison des sept notes qui accompagne notre héros le devance bien plus vite que son ombre. Performance démesurée que ces trois épisodes en quatrième vitesse où la musique, quasi omniprésente, ne s’essouffle jamais pour autant. Après le minimalisme de Jaws John Williams compose autant de thèmes qu’il y a de personnages et d’intrigues, habillant ainsi les films de trois couleurs hautement singulières. Et ancrant par la même occasion la première mythologie d’Indiana Jones : un air qu’on fredonne. Car Indiana Jones n'est pas un homme mais tout au plus une esquisse d’homme. Avec sa silhouette reconnaissable entre toutes et comme lui lâche avec beaucoup d'ironie l’un de ses ennemis, « sa place est dans un musée ». Indiana Jones autrement dit appartient au passé, d’où le génie de Lucas et Spielberg de conclure vingt ans après ce qu'ils avaient démarré il y a près de trente ans.
Au passé. Il n'y a qu'à ce temps qu'Indiana Jones peut appartenir. Souvenez-vous, c’était en 1981. Le deuxième épisode de Star Wars (pardon, le cinquième) venait de sortir. Il y était question de guerre, d’étoiles et de fin du monde. Entre deux productions, Georges Lucas semble vouloir tenter une autre aventure, tout aussi pleine de surnaturel, quand Spielberg lui propose de revisiter les serials des années trente. On y suivrait les pérégrinations d’un archéologue qui partirait à la chasse aux trésors, sortirait indemne de tous dangers, tomberait les femmes et les crocodiles… Seulement voilà, l’homme en question c’est Harrison Ford, soit le chaînon manquant entre James Bond et Tintin. Une anecdote de tournage (réelle ou non, elle participe de la légende) résume à elle seule ce qui était en passe de devenir la singularité Indiana Jones. Alors que la princesse Leia lui adresse un dernier « je t’aime » en guise d’adieu, Han Solo, alias Harrison Ford, ne va pas répéter comme prévu « moi aussi » mais son « je sais » si plein d’une assurance machiste à souhait fait tilter George Lucas qui finira par le trouver parfait pour la trilogie de Spielberg. Anti-héros qui reçoit plus de coups qu’il n’en donne, solitaire dont les femmes ne font qu’une bouchée, Indiana Jones ne réussit ce qu’il entreprend que par chance, hasard et l’aide de nombreux personnages tous aussi décalés mais non moins inventifs.
Loin de Star Wars et de ses héros sombres et herculéens, Harrison Ford est porteur d’humour et d’humeur : situations abracadabrantesques, ironie mordante et rires jaunes détournent les scènes pourtant les plus attendues, opérant parfois par clins d’œil et citations entre chaque volet. C’est un flingue contre un maître d’armes à la technique de sabre ultra élaborée mais inutile, c’est l’absence de ce même flingue quand on lui refait le coup un épisode et quelques montagnes plus tard. Duels célébrissimes qui confirment les mythologies autour de l’homme et laissent présager d’improbables scènes pour le quatrième opus à venir. Ce traitement si singulier des intrigues, cet art de la répartie plus proche d’un Sherlock Holmes que d’un Terminator ne sont pas sans nous rappeler qu’avant d’entamer sa trilogie Spielberg rêve de faire un James Bond… et qu’au sortir du quatrième opus il réalisera Tintin. Indiana Jones naît en réalité de la combinaison de ces deux personnages et de la confrontation de leur deux mondes. Mais loin de se contenter de leur ressembler ou de faire à leur manière il va déborder du cadre, détourner les poncifs et finir vainqueur bien souvent malgré lui. Car Indiana Jones ne peut s’empêcher de réussir dans la démesure. La fin justifiant tous les moyens il semble préférer l’effet engendré que la résolution même du problème. Après lui le déluge, tout finira toujours par s’écrouler sur son passage, laissant derrière lui une trace des plus visibles pour les prochains, là ou Tintin et James Bond excellent dans la mesure et l'élégance.
L'autre différence c'est le père. Faire un troisième opus dans lequel notre aventurier se ferait appeler « junior » en pleine quête du Graal relevait déjà de la comédie. Faire en sorte que ce père soit tout aussi espiègle que son fils relevait du pur génie. Indiana Jones et son père (l'inénarrable Sean Connery) sont en réalité deux grands enfants qui ont chacun cessé de grandir à la mort de leur mère et épouse. Mort seulement esquissée dans le troisième volet et qui tombe de façon totalement inattendue entre deux énigmes alors qu'ils sont poursuivis par les nazis. L'absence de cette femme rejaillit pourtant à chaque rencontre amoureuse d'Indiana Jones qui se fait d'abord haïr par ses conquêtes avant de devenir leur victime. De la charmante aventurière de L'Arche Perdue à la beauté froide de l'Allemande nazie dans La Dernière Croisade les femmes sont chaque fois plus sophistiquées, chaque fois plus distantes et incompatibles. Le summum est d'ailleurs atteint lorsque par un jeu de sous entendus on comprend que le père et le fils ont été tous deux les amants de la cruelle Elsa. Car si l'inextricable complexe oedipien est la source de la trilogie première de Star Wars, le problème semble tout aussi loin d'être résolu chez Spielberg. La scène la plus significative reste celle où, prisonniers des nazis et ficelés dos à dos sur une chaise, l'improbable duo tente tant bien que mal de se libérer. L'incompatibilité entre les deux hommes est si grande que chacune de leur coopération vire au drame par leur propre faute.
C’est qu’Indiana Jones a quelque chose de la farce. Toujours en mouvement ou en équilibre, bien plus souvent à terre que debout, fonctionnant plus avec ses mains et ses pieds qu’avec sa tête Indiana Jones est un vrai corps burlesque. Si granguignolesques sont parfois ses péripéties qu’on ne peut les prendre tout à fait au sérieux et que l’idée même d’attraction foraine vient à l’esprit. Le train de la mine, qui est également le motif même du cinéma d’aventure, en est un parfait exemple. Cette idée de parc d’attraction amorcée dans Le Temple Maudit Spielberg va la développer dans La Dernière Croisade d’une façon assez inattendue. Le troisième épisode de la trilogie se place en réalité sous le signe du passé où l’on découvre un Indy jeune, soit Indiana Jones en devenir. La séquence d’ouverture va alors terminer d’achever les cent mythologies autour du héros. Sa cicatrice sur le menton, sa phobie des serpents, son fouet, son chapeau… autant de symboles que l’on a découvert dans les deux volets précédents, autant de signes que des millions de fans s’attendent à retrouver dans l’ultime épisode. Or le génie de Spielberg est d’avoir concentré ces mythologies dans une seule et même séquence et dans un seul et même espace : celui d’un train.
Ce train qui n’est pas un train comme les autres puisqu’il transporte une ménagerie foraine est en réalité un condensé du bestiaire de Spielberg. Chaque wagon va fonctionner comme autant d’intrigues à venir mais déjà bien connues du public puisqu’il s’agit d’un flashback. Véritable boîte à souvenirs dans laquelle Indy se démène tant bien que mal ce train-spectacle où Spielberg a piégé son héros est comme la pellicule folle des trois épisodes réunis qui se confondraient. C’est dans cet espace hors du temps qu’Indy va pouvoir devenir Indiana Jones, c’est là qu’il va rencontrer son premier ennemi et modèle, celui là même qui lui donne son chapeau et dont la silhouette ressemble étonnamment au futur archéologue. Grâce au dispositif du train Spielberg nous donne à voir quelque chose du cinéma, de son cinéma, passé et futur. Confortablement assis dans ce train fantôme le spectateur-passager parcours le monde et se laisse assaillir par d'innombrables créatures comme sortis de leur boîte. Etonnante séquence d'illusion dans laquelle le héros même disparaît dans une malle, cette séquence d'ouverture apparaît comme une pure projection fantasmée. Dans un décor mi cirque mi exotique Spielberg y dissémine des indices comme autant de clins d'oeil qui font sens dans la mémoire du spectateur.
Vingt ans d'absence de l'aventurier à l'écran auront donné naissance à d'innombrables pastiches dont les deux (futures) trilogies de La Momie et de Benjamin Gates sont de loin les plus réussies. Jouant de la singularité de l'humour anglais pour le premier et de Nicolas Cage à contre-emploi pour le second, ces deux adaptations montrent à quel point la trilogie d'Indiana Jones tient désormais lieu de référence. Si La Momie reprend la temporalité de la trilogie de Spielberg, Benjamin Gates opte pour le XXIème siècle et confirme par là même qu'Indiana Jones peut également déterrer des trésors entre deux buildings. Dans la même lignée, la consécration de Johnny Depp par le biais d'un certain Jack Sparrow n'est pas sans rappeler qu'Indiana Jones et Harrison Ford sont désormais deux figures indissociables.
On l'aura compris, l'arrivée tardive d'un dernier opus laisse présager la confirmation des mythologies établies dans la trilogie. La filiation étant la suite logique de la saga (après avoir été le fils Indiana Jones devient enfin le père) peu importe en réalité le sujet et le contenu du film. Car l'inconditionnel qui vient une dernière fois à la rencontre de son héros ne vient plus chercher le sens mais le signe. Pour témoin l'incroyable minimalisme du teaser qui a circulé pendant des mois en guise de bande-annonce et dans lequel on ne voyait, à strictement parlé, rien. Rien qu'un chapeau et un fouet. A croire que le vrai divertissement spielbergien tient désormais dans cette chasse aux signes, dans ce surplus de hiéroglyphes sur pellicule.