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Critiques et autres broutilles
24 mars 2008

Reg(art)

Le cinéma. Savez-vous ce que c'est ? Il y a l'écran et la salle. Tout est clos, les gens viennent là le soir, ils sont assis par rangées, les uns derrière les autres, et ils regardent. Alors le rideau se lève. Et il arrive quelque chose sur l'écran comme si c'était vrai. Les mains posées sur les genoux l'homme semble se regarder lui-même. Il pleure, il rit et n'a point envie de s'en aller. Au-delà de ce regard fasciné sur lui-même, que voit-il ? Sur l'écran de lumière deux yeux bleus nous regardent. Puis, peu à peu, la caméra plonge dans le regard, focalisant son objectif sur l'œil droit, jusqu'à ce que la pupille remplisse l'écran, jusqu'à ce que le spectateur glisse dans le noir de l'iris, ce même noir qui envahit la salle. Alors dans l'infini de cette nuit un autre oeil s'ouvre, un oeil de lumière, un oeil de feu. C'est un projecteur, il enflamme les yeux d'une jeune femme. Chicago commence.

Le cinéma est un art qui démultiplie les regards, c'est un miroir devant un autre miroir. Il est mise en abîme, il est réflexion, introspection et quête d'identité. Richard Kelly pour son premier long métrage offrait une parfaite illustration de ce procédé de mise en profondeur en insérant le cinéma dans le cinéma. Donnie Darko - puisque c'est le nom du jeune héros et le titre du film - assiste à la projection d'un film d'épouvante lorsque l'image semble soudain se détraquer : les yeux d'une femme envahissent alors le carré de lumière qui peu à peu s'enflamme faisant apparaître un oeil de feu démesuré. Que nous dit ce regard posé sur l'adolescent ? Il le désigne comme étant le clairvoyant parmi les aveugles, celui qui voit au-delà des apparences. Car Donnie n'est pas un enfant ordinaire : il voit au-delà du temps, son regard est futuriste.

Dans le regard se lit aussi la personnalité du héros. Souvenons-nous de la fin de L'Empire du Soleil de Spielberg : une foule d'enfants, séparés de leurs parents à cause de la guerre, attendent que leur famille les retrouvent. Parmi eux se trouve notre jeune héros. Dans son manteau de cuir trop grand pour ses épaules d'enfant, la tête baissée et les poings serrés, il semble redouter l'instant des retrouvailles. Son regard n'est plus celui d'un enfant, c'est le regard de l'adulte qui a vu la mort, a connu la faim et à qui on a arraché le souvenir d'une enfance heureuse, un regard déterminé et aux aguets, presque chargé de haine. Aussi son père passe-t-il à côté de lui, sans le reconnaître. Seule sa mère, malgré des mois d'absences, saura reconnaître sous le voile d'amertume et de souffrance le regard premier et innocent de son enfant, lui redonnant ainsi tendresse et avenir.

Il est enfin des regards qui attribuent aux héros leur identité. Si Ferdinand refuse qu'on l'appelle "Pierrot le fou" dans le film de Godard, il n'échappe pas pour autant à son identité véritable. Celle-ci lui est révélée avant qu'il ne s'embarque dans sa folle escapade lorsqu'il se regarde dans le rétroviseur de sa voiture et dit : "je regarde le visage d'un type qui va se jeter à cent à l'heure dans un précipice". Ce regard sur soi, cette prise de conscience aiguë à laquelle on ne peut se dérober se retrouve aussi dans Monsieur Klein de Joseph Losey : on y voit le héros s'efforcer de retrouver cet homme qui porte le même nom que lui. Or sa curiosité se meut peu à peu en un désir fou et incontrôlé d'être cet homme, désir révélé par une magnifique séquence lors de laquelle il se retrouve nez à nez avec son propre reflet dans une glace après avoir couru en vain derrière cet autre Klein qu'il ne parvient pas à rattraper. Or qui est cet autre ? Lui-même.

Charlotte Rampling, la main en visière, droite et attentive, scrute la mer et l'horizon à la recherche de son mari disparu. Avec ce même regard impénétrable elle cherche la silhouette imposante de son mari, parcourt la plage, croise des fantômes et s'élance après des illusions. Son personnage même échappe à François Ozon lorsqu'au dernier plan l'éperdue disparaît, elle aussi, "sous le sable": le regard est aussi l'instrument poétique du cinéaste. Le merveilleux Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir débutait par la voix envoûtante et mélodieuse d'une jeune écolière récitant avec passion ces quelques vers : "ce que l'on voit est un rêve, un rêve dans un rêve". Le regard de la jeune fille sur le monde qui l'entoure est ici plus qu'un regard, il est porteur d'une vérité. Et ce regard poétique - c'est à dire clairvoyant - est semblable à celui de l'aveugle des Portes de la Nuit de Marcel Carné. Dans sa nuit intérieure il lit l'avenir des personnages et devance même les sentiments du héros en lui dévoilant l'amour de sa vie. Regards poétiques, regards de vérité, ce serait oublier un pan entier du cinéma que de se limiter à ces yeux là, aussi envoûtants soient-ils. Qu'en est-il par exemple de ces regards qui tuent ?

Le cinéma est plein de ce regard fatal, de cet oeil meurtrier qui foudroie sur place. L'œil de Sauron dans Le Seigneur des Anneaux est en permanence fixé sur le jeune hobbit, et entrer en contact avec lui c'est rencontrer une mort certaine. De la même façon le jeune Harry Potter ne doit-il pas éviter à tout prix de croiser le regard du serpent géant qu'il affronte dans La chambre des secrets sous peine de mort ? Mythique reste le regard meurtrier que fut celui d'Orphée dans le film de Cocteau lorsque par inattention le poète entrevoit son épouse dans le rétroviseur de sa voiture, la condamnant de cette façon à retourner aux Enfers. Inoubliable est aussi celui de Sodome et Gomorrhe où la femme de Loth est transformé en statue de sel pour avoir regardé une dernière fois la cité.

Tous aussi meurtriers sont les regards des fantômes de Kiyoshi Kurosawa dans Kaïro. Alors même que les jeunes êtres humains de Tokyo ne se parlent que par l'intermédiaire de l'écran de leur ordinateur et de leur caméra, les fantômes, pour entrer en communication avec le monde, ont quant à eux besoin d'un réel contact : le regard. Il faut voir leur visage blafard et sans expression s'approcher de celui d'un être humain comme pour happer la flamme qui le fait vivre : leurs yeux sans vie paralysent de frayeur quiconque croise leur regard. Plus que cela encore : ils ôtent à leurs victimes le regard qui les rend humains et vivants pour en faire des êtres semblables à eux-mêmes. Chaque jeune qui croise un fantôme ne peut se détacher de ces yeux ténébreux, et aucun ne sort indemne de cette rencontre : une fois le processus accompli, la flamme qui autrefois animait leur regard disparaît. Les "contaminés" errent, sans vie. Leur regard est éteint, voilé, perdu dans de noires pensées. Kawashima, héros du film, tente malgré tout de (sur)vivre, mais dans une ultime rencontre avec un fantôme, le jeune garçon a beau se cacher le visage entre ses mains, il ne peut échapper au terrifiant regard et plonge à son tour dans les ténèbres.

Une jambe dans le plâtre, armé de son téléobjectif, James Stewart observe ses voisins pour tuer le temps. Tout le jeu de Fenêtre sur cour est un jeu de regard. Jeffries, le héros, est à la fois un spectateur et un cinéaste. C’est un spectateur : dès qu’il est seul, il ne peut s’empêcher de regarder indiscrètement par la fenêtre. C’est un cinéaste : il imagine et il met en scène une histoire. Déplaçant son regard comme une caméra sur la cour, il effectue lui-même le montage de son "film". Mais le spectateur ne reste pas pour autant en dehors de l'histoire. Témoin muet du crime qui a lieu à l'écran Hitchcock fait de lui un complice passif, un voyeur. Car le cinéma est aussi voyeurisme : grâce à son téléobjectif le héros embrasse la totalité de l'espace qui l'entoure, il peut voir sans être vu, or le spectateur n'est-il pas lui aussi dans cette attitude ? Captif de l'œil mécanique, indiscret, il "met l'œil" sur ce qui se passe dans l'immeuble d'en face. L'objectif de la caméra se fait trou de serrure par lequel le spectateur regarde. N'est-ce pas cela qu'a voulu montrer Peter Weir dans son admirable Truman Show ? Truman ou la vie d'un homme enfermé dans sa ville natale qui n'est en fait qu'un immense studio où une centaine de caméras dévoilent sa vie au monde 24h sur 24.

Mais si l'on a analysé le regard du personnage, celui du cinéaste et celui du spectateur, a-t-on pour autant identifié tous les regards ? Il en est un qui semble nous échapper. Aussi l'appellerons nous "le troisième oeil", car il n'est ni celui de la caméra, ni celui du personnage, ni celui du spectateur. Véritables "yeux sans visage" le cinéaste semble contraint de suivre ce troisième regard. Le personnage, lui, ne l'entrevoit jamais."On vous guette" avaient prévenu les yeux perçants d'un fauve sur une affiche d'un film dans le Player de Robert Altman, alors même que son héros est menacé de mort dans des lettres anonymes. Bon nombre de plans sont en effet filmés de sorte qu'ils donnent l'illusion que le héros est sans cesse observé par un "autre" qu'on ne voit jamais (à travers les stores de son bureau par exemple).

Que dire pour finir si ce n'est que le regard c'est aussi ce qu'on ne voit pas. Le cinéaste peut choisir de ne pas tout montrer, de ne pas tout dévoiler aux yeux du spectateur, et cela pour attirer encore plus son attention, cela pour élargir son regard à des perspectives autres que celles déjà mises en image. C'est ce que Wong Kar Wai parvient à faire à merveille dans son chef-d'œuvre qu'est In the Mood for Love. M. Chow et sa voisine de palier Mme Chan découvrent que leurs conjoints respectifs entretiennent une liaison. Les époux trompés se rapprochent alors l'un de l'autre. C'est une histoire de couples et pourtant ni époux ni amants ne sont jamais réunis à l'écran. Wong Kar Wai a l'art de faire se dérober les acteurs à notre vue, filmant chaque personnage séparément. Et quand ils ne le sont pas - séparés - le cinéaste prend soin de ne montrer que le dos ou de ne faire entendre que la voix du personnage second. Ainsi lorsque Mme Chan va frapper chez sa voisine Mme Chow, le spectateur n'entend que sa voix. On peut presque dire que la moitié du film est dissimulée au spectateur. Mais n'est-ce pas pour mieux révéler que parmi les couples, seul celui des deux époux trompés forme l'histoire d'amour véritable du film ?

"T'as d'beaux yeux, tu sais ?" déclarait Jean Gabin. Les plus beaux regards sont dans le cinéma. Le cinéma EST le plus beau des regards. Il se démultiplie à l'infini, il est un va et vient permanent entre le cinéaste et le personnage, le personnage et le spectateur, le spectateur et lui-même. L'œil de l'objectif est révélation, divination et poésie. Qu'il nous perde ou nous ravive nous le suivons, captifs et captivés, au-delà même de l'écran.

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